LETTRE DE BALTHAZAR (27)
de Stella Creek (îles argentines) au Cap Horn
du Mardi 18 Janvier 2011 au Jeudi 27 Janvier 2011
La solide construction en bois, de faible hauteur pour résister aux vents violents, est bien protégée entre Stella creek et Skuas creek, derrière une petite colline de Winter Island. Nous sommes dans les îles argentines, au point le plus Sud de notre périple par 65°15’S et 64°15’W. Quelques coups de rame en zodiac nous y amènent ; il y a des moments où nous n’avons pas envie de mettre en route le moteur pour ne pas troubler le silence qui nous enveloppe.
Nous pénétrons dans cette « Wordie station » devenue un musée dont les Ukrainiens nous ont aimablement prêté les clés. Son nom est un hommage rendu par les britanniques qui l’ont construite au scientifique en chef de la fameuse expédition de Shackleton qui a écrit, après que son trois mâts l’Endurance se fut fait bloquer puis broyer par les glaces en mer de Weddel (au moment où éclate la guerre de 1914) une des plus belles pages de l’aventure humaine. Le livre de Shackleton qui en raconte sobrement le déroulement est absolument à lire. Dans les petites pièces basses de plafond nous avons l’impression de nous retrouver dans nos anciens refuges de montagne de la même époque (fin 18ième, début 19ième), également construits en bois. Cette première construction était essentiellement une station météo pour couvrir l’activité des baleiniers et faire les premières études sur la météorologie et le climat de cette région de la terre de Graham. Nous y examinons le théodolite très élaboré, encore soigneusement installé dans son écrin à l’intérieur d’un coffret en bois fin, pratiquement le même que celui qui abrite mon sextant à bord de Balthazar, portant encore l’étiquette jaunie du fabricant londonien d’instruments optiques. Il servait à suivre la trajectoire des ballons lâchés pour sonder l’atmosphère et tracer les vents en altitude. Un multimètre (ohmètre, ampèremètre…) nous rappelle ce qu’était la technologie des instruments électriques d’avant guerre ; quel engin, qui marche peut-être encore grâce à la très grande sécheresse du lieu ! Le gros poêle à charbon est prêt à fonctionner, les compte rendus journaliers prêts à continuer à être rédigés dans le gros livre noir, la pharmacie prête à être utilisée si l’on n’est pas trop regardant sur les dates de péremption. Dans un coin nous trouvons la tête pénétrante en acier d’un harpon de baleine tiré au canon. Elle a comme un obus plusieurs centimètres d’épaisseur et en a donc le poids. Pauvre baleine ! Ariane, ancienne chef de mission en Terre Adélie et médecin durant l’hivernage qu’elle y fit, membre de l’équipage d’Isabelle Autissier qui s’est joint à nous pour la visite, nous raconte ce que sont ces vies recluses, loin de tout, en autonomie complète, dans un milieu hostile. Elle se précipite pour s’amuser à déchiffrer les formules chimiques des principes actifs des boîtes de médicaments aux noms ésotériques.
En fin d’après midi Isabelle nous rend la politesse et nous invite à prendre l’apéritif à bord d’ADA 2, solide bateau en aluminium d’une trentaine d’années de 14m de long, avec lequel, comme c’est le cas cette fois-ci, elle explore avec des amis pour son plaisir ces régions exceptionnelles de la Patagonie ou de l’Antarctique qu’elle aime. Elle limite ses activités ici (son bateau est basé à Puerto Williams) à des missions apportant une dimension supplémentaire par rapport à l’activité ordinaire de charter et conduisant à l’écriture d’un livre toujours passionnant. Les derniers que je vous recommande : « Salut au grand Sud » écrit en chapitres alternés par Eric Orsenna et elle, et dernièrement « Versant Océan » qui relate, également écrit en chapitres alternés avec Lionel Daudet, grand alpiniste vivant à l’Argentière la Bessée près de Briançon, la superbe expédition qu’il fit, la traversée des montagnes de Géorgie du Sud, expédition dont elle assura la logistique avec ADA 2.
Après un potage et un yaourt rapidement pris à bord de Balthazar nous nous rendons en zodiac à la station Vernadsky, à 9 P.M, l’heure indiquée par le chef très sympathique de cette base scientifique ukrainienne. Nous y sommes chaleureusement accueillis et faisons une visite des lieux, labos et base vie nécessaire à l’hivernage de dix personnes (12 en été). Cette ancienne base de recherches britannique, qui portait le nom du grand physicien Michael FARADAY (inventeur notamment du moteur électrique, découvreur de l’induction électromagnétique et de la dynamo, théoricien de l’électrolyse et de l’électrostatique – la fameuse cage de Faraday) a été cédée pour un penny symbolique aux scientifiques ukrainiens qui l’ont rebaptisée du nom du premier président de l’Académie des Sciences d’Ukraine. Outre la poursuite de l’activité météo (c’est cette base qui a le plus long et le mieux suivi enregistrement des paramètres météo de l’Antarctique), ils nous montrent les courbes de température et la droite de tendance nette qui mesure une augmentation de la température moyenne voisine de 4° depuis la guerre de 40, ce qui fait beaucoup. C’est ici que fut découvert le trou de la couche d’ozone au voisinage du pôle sud, et c’est ici qu’il est en particulier mesuré et surveillé en permanence. Deux bâtiments séparés font des recherches très intéressantes sur le géomagnétisme, un autre sur la sismologie de la terre. Il y a bien sûr un ou deux biologistes étudiant la flore antarctique (réduite pour les barbares que nous sommes à quelques très rares mousses, lichens et algues) ainsi que la faune plus riche.
J’étais intrigué par l’heure qu’ils nous avaient proposée lorsque je leur avais demandé de pouvoir faire cette visite. Nous comprenons pourquoi : la visite rapidement expédiée le chef de la station et le médecin très ouvert et liant nous conduisent au premier étage à un grand bar fort agréable jouissant d’une vue magnifique sur les glaciers, les montagnes et les îles environnantes éclairées par la couleur dorée du soleil proche de minuit, bas sur l’horizon, bar où plusieurs personnes de la base se réunissent en soirée et accueillent l’été les visiteurs. Nous y retrouvons l’équipage d’ADA 2 ainsi que, quelques minutes après, celui très international d’un très gros (45m) yacht de luxe à moteur américain (c’est, en dehors de quelques bateaux de croisière, le seul yacht à moteur que nous rencontrerons) du nom de Big Fish. La vodka fabriquée ici avec trois ingrédients seulement : de l’orge, du sucre et de l’eau y est de bonne qualité et coule à flots. La grosse bouteille de Calvados que nous avons apportée en présent est éclusée en moins d’une heure dans des verres à whisky ! Elle est en particulier très appréciée du boulanger qui fait une partie de billard américain avec le Prince de Port Miou. Ce très courtois et sympathique boulanger avait confectionné un gâteau offert aux visiteurs pour accompagner l’alcool fort ; il a une façon très amusante de prononcer le mot « calvadoche ». Les boules allaient quand même à peu près droit, quelques unes atteignaient même les trous.
Mercredi 19 Janvier. Temps encore splendide et sans vent. Cela va nous permettre de nous rendre à Port Charcot, sur Booth Island, lieu du premier hivernage de celui-ci à bord du « Français » en 1903, son premier navire avant de faire construire le « Pourquoi Pas ? ». Le paysage est toujours magnifique et constamment renouvelé. De nombreux icebergs et growlers encombrent le parcours délicat au milieu des rochers qui nous permet de l’atteindre en venant de Pléneau par le Sud.
Après avoir blotti Balthazar dans le creux du passage entre un îlot et les rochers d’une petite presqu’île, à l’endroit précis choisi par Charcot, tenu par les maintenant rituels câbles d’acier et longues aussières, nous gravissons avec Maurice la colline de neige et roc dominant notre mouillage, sous l’attaque des Skuas, pour aller voir le gros cairn haut de deux mètres et solidement construit en pierres sèches de bonne taille qu'y a laissé Charcot et ses hommes. C'est émouvant. Des câbles datant de cette époque précédant la guerre de 14 gisent encore là qui haubanaient le poteau en bois qui le surmontait. La sécheresse du climat a conservé d’une manière surprenante ce poteau sectionné à sa base sous les assauts de quelque tempête et qui est encore parterre retenu par ses câbles. De là haut la vue est magnifique sur 360° ; les parois de près de 1000m de Booth Island qui nous dominent, la glace, l’horizon encombré d’icebergs scintillants.
Je ne vous ai pas encore parlé des Skuas (ou Grands Labbes). Plumage brun, bec légèrement crochu, ayant belle allure, ce sont des oiseaux charognards se nourrissant des cadavres et du placenta des phoques mais n’hésitant pas non plus à piller les nids des manchots. Ils vivent d’ailleurs à leur proximité, dans les rochers au bord de l’eau ; chaque fois que nous débarquons du zodiac pour partir en balade, le mâle se dresse sur le rocher où la femelle couve, déploie ses ailes qui dévoilent dessous une belle ligne de rémiges blanches en forme de lyre, lance un chant fort, prend son envol puis nous attaque en un vol horizontal tendu et silencieux en rasant les têtes pour défendre sa progéniture. Nous nous en protégeons le plus efficacement avec les bâtons de ski dressés sur nos épaules, pointes en l’air. Maurice, après de nombreux essais, réussit à les photographier fonçant sur nous. Hubert les appelle les Stukas.
Nous sommes entourés de très nombreux manchots papous, reconnaissables à la tache blanche qu’ils portent sur leur tête, décidément peu sauvages, qui se laissent approcher à un ou deux mètres. Bien drôles avec leur air sérieux et leur démarche dandinante, petites ailes déployées pour maintenir leur équilibre comme l'équilibriste étend ses bras, Nous assistons à trois mètres de nous à une vive bagarre entre deux manchots à coups de bec et d’ailes, l’un ayant piqué à son voisin un petit caillou pour parfaire son nid. Leur fiente est rose tant ils se gavent de krill (toutes petites crevettes). Ce krill qui fait la richesse de la faune aquatique de ces eaux froides est un maillon essentiel de l’écosystème de l’Antarctique puisqu’il intervient presque exclusivement au menu des baleines à fanons, de trois espèces de phoques, des poissons, des calmars, des manchots et autres oiseaux marins. Un programme scientifique BIOMASS (exploration scientifique des systèmes et stocks de l’Antarctique) dont les données sont centralisées à Cambridge, a pour objectif de parvenir à une meilleure compréhension du fonctionnement de cet écosystème et de donner des éléments objectifs pour encadrer les prélèvements énormes (600.000 tonnes annuelles dans les années 80, combien aujourd’hui ?) de krill que notamment le Japon et la Russie font sans retenue semble-t-il.
Nous avons la chance d'avoir encore un temps magnifique. Isabelle Autissier m'a dit que nous avions une série de très belles journées ensoleillées et sans vent (ce qui est bien préférable au milieu de ces glaces) tout à fait exceptionnelle. Il lui est plusieurs fois arrivé au cours de ses croisières précédentes dans la péninsule antarctique, de n'avoir que 20 à 30% de temps ensoleillé, le temps couvert et le vent étant habituellement prépondérant.
Cette nuit, nous allons à tour de rôle surveiller la direction et la force du vent. Si en effet le vent actuellement SE tournait au NE il faudrait déraper vite fait avant que des petits icebergs ou des growlers de plusieurs tonnes ne nous rendent visite dans notre crique minuscule. Il faudrait quand même voir de ne pas rester bloqués et hiverner ici, c’est arrivé à d’autres !
Charcot, ici comme d’ailleurs à Petermann, son second lieu d’hivernage avec le Pourquoi Pas ?, n’avait pas bien choisi son mouillage d’hivernage, non protégé par des hauts fonds des glaces baladeuses et a eu beaucoup de soucis pendant ses deux hivernages avec les icebergs et glaces qui l’assaillaient.
Jeudi 20 Janvier. Pendant que j’écris ces lignes dans le silence du carré envahi de soleil, au petit matin, j’entends un léger clapotis. Sortant doucement la tête du cockpit j’aperçois à une quinzaine de mètres dans l’eau un phoque léopard en train de chasser silencieusement dans notre crique. Les manchots nombreux à revenir de leur petit déjeuner de krill sortent rapidement de l’eau. Pour l’un d’entre eux ce sera trop tard. Le léopard n’a pas refait surface et s’est faufilé entre Balthazar et les rochers tenant probablement dans sa gueule le retardataire.
Matinée paresseuse à bord. Après une choucroute au vin blanc, nous appareillons pour un long cheminement à travers des eaux très encombrées de growlers et d’icebergs. L’un d’entre eux doté d’une belle arche nous attire. Après un parcours compliqué nous réussissons à l’atteindre. Sur le zodiac mis à l’eau, Maurice complète son reportage photographique en en faisant le tour, Balthazar en panne à une dizaine de mètres du mastodonte.
Il nous faut par endroit pousser en douceur la glace avec l’étrave (celle de Balthazar est dotée d’une grosse plaque d’inox que j’avais fait installer) pour nous frayer un passage et rejoindre le Butler Channel qui prolonge au Nord le défilé Lemaire que nous venons de contourner par l’extérieur de Booth Island.
Retour et mouillage à Port Lockroy déserté cette fois ci, sauf par Shag 2 qui y pénètre en même temps que nous. Nous invitons à bord pour un apéritif dînatoire Marc Chocat et ses deux équipiers et échangeons nos expériences toutes fraîches. Lui vient du Nord où il a atterri à l’île Déception le même jour où nous atterrissions 80 milles plus au sud, à Melchior. Un coup de vent musclé (40 à 50 nœuds) tourbillonnant à l’intérieur de ce volcan envahi par la mer par un étroit passage nommé par les baleiniers anglais qui y avaient installé leur base les « Neptune’s Bellows », le soufflet de Neptune, indiquant la force que peut prendre le vent s’accélérant dans ce défilé, lui avait en particulier couvert le bateau de cendres. Ce volcan est en effet encore actif, sa dernière éruption datant de 1969 ayant détruit les stations de recherche chilienne et anglaise. Comme vous l’avez certainement deviné la plupart de ces stations de recherches sont des faux nez qui soutiennent les revendications territoriales, actuellement gelées par le Traité de l’Antarctique, des différents pays.
Il repart enchanté d’emporter dans une clé USB une copie scannée des cartes papiers de la région que Daniel m’avait passées à Ushuaia en même temps que le logiciel de navigation Ozi qui a très utilement complété mon arsenal informatique. Alain Saniez me les avait très gentiment installées et calées à Ushuaia. Merci Daniel, merci Alain pour cet outil qui nous a été précieux notamment dans nos cheminements hasardeux au milieu des glaces et des cailloux.
Vendredi 21 Janvier. Appareillage relativement tôt de Port Lockroy. Nous avons en effet une quarantaine de milles à parcourir par le chenal Neumayer entre les îles Anvers et Wiencke, pour retrouver le détroit de Gerlache puis embouquer toujours vers le Nord le détroit de Schollaert qui nous ramène dans l’archipel de Melchior, ceci avant qu’un petit coup de vent de NE annoncé pour demain ne rende cette remontée vers le Nord difficile (le vent en effet s’engouffre et accélère dans ces défilés, comme nous le dit Bernouilli, le débit étant constant le long du passage il faut bien que la vitesse augmente en proportion si la section de passage diminue, c’est le coup du tuyau d’arrosage que l’on pince pour accélérer l’eau à la sortie et pouvoir arroser ainsi ses salades plus éloignées, et non pas, comme on le dit souvent à tort sans savoir de quoi il s’agit par effet Venturi qui est relatif à la dépression, régnant au col sonique d’une tuyère convergent/divergent. On notera d’ailleurs que dans le divergent d’une tuyère alors que la section s’accroît les gaz accélèrent fortement mais il s’agit là d’un tout autre écoulement étudié par le savant italien).
Nous y croisons à trois reprises des orques chassant en meute. Ces redoutables prédateurs à la très haute nageoire dorsale, pesant 6 à 8 tonnes, laisse deviner une puissance impressionnante lorsqu’ils nagent en marsouinant lentement. A une dizaine de mètres du bateau ils disparaissent sous la surface. Un peu plus loin, en approchant des îlots et dangers entourant l’île Omicron (les navigateurs pionniers, à cours d’idée pour baptiser ces nombreuses îles de l’archipel Melchior, leur ont donné les lettres de l’alphabet grec pour les identifier) je crois voir au loin un rocher noir et arrondi sur notre route. Intrigués car il n’y a pas de rocher sur la carte à cet endroit, nous voyons celui-ci s’animer et une queue de baleine se dresser. En s’approchant tout doucement nous assistons à un véritable ballet au ralenti de deux baleines franches australes nous montrant tantôt leur nageoire caudale avant de sonder lentement en restant près de la surface, tantôt leurs dos très proches l’un de l’autre, à la toute petite nageoire dorsale caractéristique, tantôt se dressant à la verticale faisant ainsi émerger leurs têtes recouvertes par endroits de protubérances. Nous avons l’impression très nette d’assister d’une manière fort indiscrète, à une trentaine de mètres, à une danse nuptiale précédant l’accouplement. Plus loin nous apercevons d’autres rassemblements de baleines.
Nous voilà revenus ce soir dans notre excellent abri de Melchior à l’issue de cette boucle antarctique, à pied d'oeuvre pour la traversée retour dès que le créneau météo sera favorable. Notre routeur, Pierre Lasnier, nous propose d'appareiller Dimanche à 21h locales, après avoir laissé passer un coup de vent demain et « pour utiliser une
dépression qui doit passer dans notre nord le 25-00z (z pour TU) et donner un vent de SW modéré jusqu'au 26-12z, ensuite il y aurait un nouveau front chaud(NW
20/30kt) mais sans plus ». Espérons qu'il va le confirmer.
Samedi 22 Janvier. Repos, ménage, cuisine. Pour agrémenter le menu je mets en marinade puis mitonne une daube provençale avec une grosse pièce de bœuf sortie du congélateur. Il y en aura pour deux, peut-être trois repas ; en bateau les plats préparés au calme à l’avance sont bien agréables et pratiques lorsque ça remue.
En fin d’après midi nous recevons pour l’apéritif un couple belge, Jeannine et Jean-Pierre, retraités vivant sur leur bateau, ISATIS, robuste voilier de grande croisière, dériveur intégral en aluminium, en partance pour la Géorgie du Sud après leur séjour en Antarctique. ISATIS fut il y a une trentaine d’années avec son propriétaire précédent un des pionniers bien connus des voiliers en Antarctique. Nous recevons également l’équipage du charter TARKA, un rapide Cigale 16, également dériveur intégral en alu mais pourvu de ballasts. Soirée sympathique avec des gens d’origine très diverses. Le carré chaleureux de Balthazar accueille sans difficultés les onze marins que nous sommes. Jeannine est une femme encore jeune, très sportive (plongées et randonnées à peaux de phoque en Antarctique, parachutiste, spécialiste de l’observation des baleines en Nouvelle Calédonie qui est leur base lorsqu’ils ne naviguent pas. Ils arrivent d’ailleurs directement de Nouméa). Elle nous apprend que les baleines observées hier ne faisait pas une danse nuptiale (elles préfèrent aller faire l’amour et se reproduire plus au Nord dans des eaux plus chaudes !) mais que d’après notre observation que nous lui décrivons elles se mettent souvent à deux pour entourer lentement puis traverser le banc de krill en le gobant. Parmi les croisiéristes de TARKA embarqués par le skipper à Ushuaia je parle agréablement avec Anne-Marie, au visage et à la peau fine de rousse, professeur d’Université (en Physique) à la retraite, intelligente et très présente. Elle m’évoque tant au plan physique qu’intellectuel mon Anne-Marie.
Ce Dimanche matin il neige faiblement. Journée paisible au chaud, bouquins, musique. L’équipage se régale de la daube préparée la veille et recevant ce matin un complément de cuisson en même temps que les pommes de terre. Il faut bien 4 à 5 heures de cuisson lente et étouffée pour une bonne daube.
18 heures. A larguer les aussières. En route pour négocier la traversée retour du Drake. Le choix de la route optimum pour cette traversée est intéressant : il faut jouer avec le mouvement de la dépression pour se trouver avec les bons vents (éviter le prés serré lent et pénible) au bon endroit au bon moment tout en se positionnant progressivement à l’Ouest pour revenir sur le Cap Horn sans difficultés lorsque la dépression s’étant éloignée et le front chaud passé le vent reviendra au NW.
Un grand frais (force 7) d’ENE dans une mer formée et traversée par une très grosse houle nous cueille comme prévu à la sortie de l’archipel abrité. Avec 3 ris dans la Grand’Voile et le solent avec un tour BALTHAZAR file entre 8,5 et 9 nœuds vent sur l’arrière du travers sur la route que j’ai retenue au 300°. Il faut en effet mettre à profit ce vent d’Est pour faire de l’Ouest comme expliqué plus haut, en contournant par l’Ouest la dépression qui défile pour faire du Nord ensuite avant de revenir sur une route NE sur le Cap Horn. On ne devrait ainsi pas avoir à faire de près dans cette mer formée, tout au moins c’est le but. S’il est atteint nous devrions faire une traversée rapide et confortable. Vamos a ver.
Lundi 24 Janvier. Averses de neige, des collines liquides soulevées par la grosse houle s’aperçoivent en plans successifs dans le brouillard. Conditions hivernales pour nous, Européens du Nord. Les doigts sont gourds dans les manœuvres. Désamarinés par la navigation paisible en eau plate que nous venons de vivre ces deux dernières semaines et quelque peu chamboulés par une allure chaloupée au portant maintenant dans cette mer houleuse, Hubert et Claude font leurs petits vomis durant la nuit. Claude qui avait vanté les mérites de l’imbuvable Fernet Branca contre le mal de mer ne trouve pas son salut dans l’élixir qu’il a embarqué. Maurice est perturbé au petit matin, et le capitaine y échappe après un moment douteux pendant son quart du matin. Mais le repos allongé sur la couchette de mer du carré, la plus confortable dans ce cas là car elle est basse et près du centre de gravité, me remet rapidement au clair et me permet de prendre normalement, mais en solitaire, mon petit déjeuner. Pour l’instant l’évolution progressive du vent et de la position de la dépression sont tout à fait conformes aux prévisions de notre routeur, validant ainsi la stratégie de route retenue. Pourvu que çà dourrre….
Mardi 25 Janvier. Nous sommes à 61°26’S et 70°26’W à 12h locales (TU-3). Le vent a comme prévu entamé puis poursuivi sa rotation partant du NE pour passer au Sud et maintenant au SW en faiblissant pendant que le baromètre remonte lentement mais régulièrement : la dépression que nous avons contournée pendant son mouvement juste à notre Nord s’éloigne. Notre route s’est infléchie vers le Nord après le recalage de la simulation de vents et de route recommandée que nous envoie Pierre. Il est d’accord de faire un peu plus d’W que ce qu’il avait proposé initialement (j’irai jusqu’à 72°W) pour faire une arrivée sur le Horn plus confortable.
Balthazar fonce dans la nuit redevenue noire pendant mon quart de nuit. La dérive vrombit discrètement nous avertissant que nous dépassons les 9 nœuds. Le détour par l’Ouest paye : nous filons très vite par un vent traversier de 18 à 23 nœuds réels. Quelques embardées déclenchées par le passage de déferlantes générées par la grosse houle de cette mer formée m’indiquent, comme je le sais, qu’avec la grand’voile à un ris seulement et le génois roulé à la première marque Balthazar est proche de la limite qui nécessite de réduire au deuxième ris et à la deuxième marque. Si on franchit cette limite les marins savent que le risque est une embardée plus forte qui oblige à un grand braquage des safrans pour la contrer, braquage pouvant atteindre l’angle de décrochage des filets d’eau à l’extrados des safrans provoquant l’effondrement de leur portance et donc le départ en auloffée, bateau couché sur l’eau, voiles battant violemment. Ambiance ! Une ambiance dont Anne-Marie se souvient encore alors qu’il y a fort longtemps Claude, alias le Prince de Port Miou, lui avait confié la barre de son super Challenger Ia Ora et qu’un mistral violent nous avait cueilli en doublant Cacau à Cassis. Souvenir, souvenir…Un verre de rhum !
Mais il ne faut pas traîner dans le Drake et arriver à l’abri dans l’archipel du Cap Horn avant que le prochain NW fort ne déboule annonçant la dépression suivante (dans ce foutu passage de près de 600 milles, un des plus agités des océans, elles se succèdent à un rythme moyen d’une tous les deux jour et demi à trois jours). Il faut donc rester les yeux rivés sur la direction du vent apparent et sa force ainsi que sur l’angle de braquage des safrans (pelles du gouvernail pour les non initiés, Balthazar en a deux pour précisément améliorer la stabilité de route au portant), pour décider si on garde la toile ou si on la réduit davantage. Dans ces cas là le pilotage doit se faire avec une précision de 2 à 3 degrés maxi sur la route moyenne (les corrections sur le pilote extrêmement sensible dans cette configuration doivent se faire degré par degré) et est très délicat. Nous atteindrons quelques fois dans les embardées les plus fortes un braquage proche de 20° ce qu’il ne faudrait pas beaucoup dépasser.
Mercredi 26 Janvier. 1h15 locale. La tension induite par ce pilotage délicat ne m’empêche pas de relever que la température de l’eau de mer est remontée à 5°C et que le vent est sensiblement moins glacial. Nous franchissons le parallèle 60°Sud qui est la limite administrative retenue pour l’application du Traité de l’Antarctique, choisie parce qu’à son voisinage se trouve la convergence entre les eaux plus chaudes de l’Atlantique Sud et celles froides de l’Antarctique.
Adieu l’Antarctique qui nous a ébloui et émerveillé au vrai sens du mot. Je pense alors à la question de Jean-Baptiste Charcot : « D’où vient cette étrange attirance, si puissante, si tenace pour ces régions polaires qu’après en être revenu on oublie toutes les fatigues physiques et morales pour ne songer qu’à retourner vers elles ? ». L’été 2012 nous abandonnerons le retour deux fois emprunté par les Açores, pour rentrer en France par le Groenland et l’Islande après un hivernage de Balthazar à Québec. Nous irons voir les icebergs du Nord, les Inuits et les Ours qui ont donné leur nom à l’Arctique (ours : arktos en grec comme chacun sait. Antarctique : terre qui n’a pas d’ours, l’ante-arktos, allez savoir pourquoi).
A l’heure du repas autour de lentilles et cuisses de poulet l’ambiance est détendue bien que nous filions entre 8 et 9 nœuds mais en route directe sur le Cap Horn. Le vent s’est assagi, Balthazar ne fait pratiquement plus d’embardées, la mer est moins creuse. Les fichiers gribs que j’ai pris tout à l’heure (édition de la NOAA de 12h15z) confirment la prévision d’hier qui m’avait conduit hier soir, compte tenu de notre vitesse élevée et donc d’un vent n’ayant pas encore vraiment remonté au NW, à infléchir plus tôt notre route vers le Horn. Nous devrions maintenant poursuivre notre route directe pour doubler le cap Horn, par l’ouest cette fois ci, dans 24 heures, sensiblement en avance sur notre tableau de marche.
Mais l’après midi le vent refuse en poursuivant sa rotation plus vite que nous le disent les fichiers météo. Balthazar réglé maintenant au prés serré remonte bien, grâce à une mer apaisée et un vent modéré. Le vent nous force maintenant à remonter jusqu’à 31° du vent apparent ; passera ou passera pas ? Il ne me reste plus que 3 à 4° de marge sur la route pour passer en route directe, au vent des îles Diego Ramirez. Si le vent refuse encore en montant davantage au NW il faudra tirer de longs bords à près de 90 milles du Cap Horn ou mettre au moteur s’il est faible.
Jeudi 27 Janvier. 9 heures locales par 56°45’S et 68°31’W. Cette nuit le vent a hâlé au NW puis au NNW. Nous avons poursuivi au près serré mais en abattant pour maintenir la vitesse. Nous laisserons Diego Ramirez par le bâbord faisant route directe sur le Cap Horn que nous doublerons d’Ouest en Est pour aller le virer et pénétrer dans la baie de Nassau avant de rejoindre le Beagle.
Le vent est maintenant faible et du NNE, la risée Perkins est appelée à la rescousse. Diego Ramirez est en vue à 16 milles dans le 335°, sur bâbord, le Cap Horn à une soixantaine de milles au NW. Cette petite île montagneuse a inquiété plus d’un Cap Hornier. En effet dans les longs bords qu’ils étaient souvent amenés à tirer pour remonter les vents d’Ouest pour doubler le Horn il était assez fréquent qu’ils approchent de cette île. Par mauvaise visibilité, le temps couvert donc sans possibilité de visées astronomiques depuis plusieurs jours, leur estimation de leur position par la simple lecture des caps successifs , des vitesses et du chronomètre, corrigés d’une dérive du bateau et de courants estimés devenaient rapidement très approximative. Il ne fallait pas aller l’aborder par brouillard ou tempête.
Pour nous c’est le grand beau temps ce matin. Il ne faudrait quand même pas passer une deuxième fois le Horn au moteur !
Eole nous a entendu. Le vent a rétrogradé au NW et légèrement augmenté. BALTHAZAR fait maintenant route tout dessus sur le cap Horn que l’on voit monter sur l’horizon.
16h35’ par 56°07’S et 67°30’W. La silhouette caractéristique du cap mythique est droit devant, légèrement sur bâbord du génois, à une dizaine de milles. Le temps s’est couvert, les albatros passent au ras des vagues, l’équipage et le bateau intacts rentrent d’une aventure magnifique et inoubliable et le Horn est là pour nous saluer ; aujourd’hui il en serait presque avenant malgré son austérité. A bâbord les hautes montagnes des îles de l’archipel du Horn et de Navarino se découpent dans le ciel nous invitant à rentrer en Uruguay par le Beagle et le détroit de Magellan.
A 20h57’ TU l’équipage double d’Ouest en Est le fameux cap une coupe de Champagne à la main. Photos.
« Velero BALTHAZAR de Cabo de Hornos control usted me copia ? » « Si aqui velero BALTHAZAR, le recibo fuerte y claro » « Buenas tardes BALTHAZAR,, canal quatorce » « canal quatorce » « BALTHAZAR de …… » …. « Echo Tango Alfa (ETA) a Puerto Williams por favor » , « Mañana a la madrugad, cerca de las siete… » « Buena navegaçion BALTHAZAR »
Demain matin de bonne heure les frondaisons et la verdure que nous n’avons pas vues depuis près d’un mois nous accueilleront. Nous irons nous blottir contre le Micalvi., dans cet étroit lac de montagne aux eaux lisses que Puerto Williams réserve aux vagabonds des mers.
aux équipier(e)s, parents et ami(e)s qui ont la gentillesse de s’intéresser à nos aventures marines.
équipage de Balthazar: Jean-Pierre d’Allest, Maurice Lambelin, Claude Laurendeau, Hubert Boissier .